Propos tirés de l’article de Philippe Nassif, paru dans Philosophie Magazine de septembre 2015.

 

 

Comment les gens ont-ils de nouvelles idées ?

« How do people get new ideas ? » Cet essai bref est rédigé en 1959 par Isaac Asimov, l’écrivain américain de science-fiction.

Une innovation consiste le plus souvent en une mise en relation de différents faits entre eux, explique-t-il. On peut donc raisonnablement penser qu’une assemblée de gens à la fois « spécialistes dans leur domaine » et « excentriques » puisse élaborer un croisement inédit, qui permettra à l’un des participants de formuler une idée nouvelle.

Reste que la chose est loin d’être évidente. « Un esprit créatif sera naturellement inhibé par la présence d’autres personnes, car le processus de création a ses phases embarrassantes : une bonne idée vous vient souvent au terme de plusieurs centaines d’idées idiotes que vous préfériez naturellement garder pour vous ».

Penser à plusieurs, cela commence donc par réunir les conditions qui amèneront chacun à s’autoriser à livrer les spéculations bizarres qu’il réserve d’ordinaire à sa solitude.

Quelles conditions ? 

Chasser de l’assemblée les personnes allergiques aux propos idiots ; se passer aussi de celles dont la réputation, la supériorité hiérarchique, l’éloquence ou le travers autoritaire réduiraient au silence les autres participants ; n’imposer aucune pression sur le résultat et donc, entre autres ne surtout pas indexer une trouvaille à une récompense financière ; se limiter à un groupe de petite taille (Asimov annonce le chiffre de cinq afin que tout le monde puisse s’exprimer) ; enfin susciter une « ambiance joviale » en s’appelant par son prénom, en s’autorisant des blagues, en se réunissant dans un bon restaurant plutôt que dans une salle de conférence.

Jusqu’ici que du bon sens. Mais voilà, si cette atmosphère doucement anarchisante est nécessaire, elle n’est pas suffisante. « Je ne pense pas qu’une session de réflexion collective puisse se passer de guides » écrit Asimov. Car la conversation pour être fertile, ne peut être abandonnée à elle-même. Il est donc nécessaire qu’une personne puisse stimuler le groupe par des bonnes questions et rappeler l’enjeu de la session pour ne pas le perdre de vue.

Comment jouer le jeu de la conversation commune ?

Le texte d’Asimov est d’une étonnante prescience : composé à une époque qui communiait encore dans le mythe du génie individuel, il anticipe sur un temps, le nôtre, où la nécessité de penser en commun se fait chaque jour plus pressante. La faute à la complexité du monde contemporain pris dans l’instabilité de l’innovation technique permanente. Il s’agit plus que jamais de jouer le jeu de la conversation commune afin de nourrir une action en commun.

Mais afin que ces actions en commun ne se réduisent en bavardage de la multitude, Asimov énonce qu’elles ont besoin de règles, d’arbitres et de guides. Il est possible de penser mieux à plusieurs que tout seul à la condition de s’en remettre à un processus méthodique ouvert et ferme visant à articuler la pluralité. Soit un mix d’exercices souvent déroutants mais désignés pour susciter une écoute attentive, le goût de l’idée audacieuse, un désir de jouer en équipe plutôt qu’en solo.

Un nouvel artisanat de la conversation

C’est ce que l’on pourrait appeler un nouvel artisanat de la conversation, qui compte plusieurs écoles. Parmi elles, les méthodes dites d’intelligence collective qui insistent sur la rencontre, l’échange, le brassage des points de vue. On peut citer le Forum Ouvert, le World Café, le Creative Problem Solving.

Entrons un peu dans le détail. Quels sont les ressorts d’une session de « cogitation » bien menée?

Cela commence par un art d’accueillir. Un groupe se forme rarement de façon spontanée, il faut que, d’une manière ou d’une autre, il se constitue. S’assoir en cercle après avoir poussé les tables est un bon début, même si cela stresse un peu tout le monde. En guise de première connexion, les participants sont souvent invités à se présenter par leur prénom en répondant à une question légèrement personnelle – « dans quel état d’esprit vous trouvez-vous ? » – qui sonne comme une invitation à se rendre disponible.

En matière de créativité, les praticiens insistent sur le nécessaire engagement du corps des émotions et de l’imaginaire. On pourra demander ainsi de se présenter par un geste improviser ou de faire un « exercice de chauffe » consistant à imaginer un objet posé devant soi et à le décrire à l’assemblée.

Pour Guy Aznar, le pionner du Creative Problem Solving en France, un créatif c’est quelqu’un qui est obsédé par sa question, et tout l’enjeu de ces exercices de chauffe c’est que progressivement le groupe lui-même soit obsédé par le désir de trouver une solution au problème posé.

Côté intelligence collective, c’est sur la question posée que l’on se concentre. La question qui permettra au dialogue de se déployer de la façon la plus riche. Il arrive de travailler plusieurs jours avant de trouver la bonne question.

C’est ensuite une question de rythme : une bonne conversation a, après tout, un début, un milieu, une fin.

Dans le jargon d’entreprise cela donne enchaînement des phases de divergence, d’exploration, de convergence.

  • Divergence : les idées fusent dans tous les sens.
  • Exploration : on prend le temps d’approfondir, d’évaluer, d’enrichir les intuitions les plus prometteuses.
  • Convergence, c’est le moment de la redescente, lorsqu’on cherche à formuler de manière applicable, concrète, viable ce qu’on a pu imaginer.

Et chaque étape suit un protocole, une technique, un exercice particulier.

Le rôle des guides est décisif et délicat

Dans ces batteries de règles du jeu sophistiquées et qui de fait orientent le champ de la réflexion, le rôle des guides est décisif et délicat.

« Quand on anime, on intervient sur la forme, en s’assurant que tout le monde s’exprime, que l’enjeu est toujours au centre de la conversation, que les principes de l’exercice sont respectés, mais sans jamais se prononcer sur le fond » explique Nancy Bragard, membre de Art of Hosting, dédié à la mise en pratique des principes d’intelligence collective. Si l’on joue selon ces règles il finit toujours par se passer quelque chose.

Il s’agit moins de prédire à la façon de l’expert, que de préparer, à la façon d’un coach sportif. Et sans doute, ces nouveaux promoteurs de la conversation répondent aux exigences d’une époque qui, privée de fondations stables, de certitudes et de buts assignés en appelle au mouvement, à la nuance et aux moyens partagés.

Penser à plusieurs ? Ce n’est pas tant viser la nouvelle idée que de se focaliser sur la qualité de la conversation. Et alors parfois, la parole neuve surgit d’elle-même.

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